LES DERNIERS INSTANTS DES PEINTRES

100 artistes face à leurs dernières oeuvres : quelques exemples…

Giotto

Je souris tristement à l’idée que l’ultime fresque devant laquelle je peins en ce moment à Milan, va disparaître. Elle  laisse la place à des suppositions, des digressions voire des légendes comme à mes débuts, il y a soixante dix ans.
Permettez-moi de me présenter: on m’appelle simplement Giotto.
Je suis né en Toscane en 1266, j’ai consacré ma vie à la peinture mais aussi à l’architecture. Je pense au campanile dont j’élabore les plans dans mon atelier, entouré de mes élèves.
Beaucoup d’histoires fantastiques ont été écrites sur moi. Cela m’amuse beaucoup, moi le petit berger qui gardait ses moutons en les dessinant sur des pierres, à l’aide de charbon de bois. Comme tous les hommes vivant proches de la nature, j’ai appris à l’aimer et à la respecter. La représentation d’un chêne n’est pas celle d’un érable. Un âne n’a pas la même démarche qu’un cheval. Le regard d’un homme n’est pas celui d’une figurine de cire. Très tôt, j’ai loué les manifestations du Très haut à l’exemple de Saint François d’Assise.
     Celui qui travaille avec ses mains est un ouvrier.Celui qui travaille avec ses mains et sa tête est un artisan.Celui qui travaille avec ses mains et sa tête et son cœur est un artiste.

Mais avant de m’exprimer pleinement, j’ai peint au côté de mon maître Cimabué pendant dix ans. Grâce lui soit rendue d’avoir supporté mes petites blagues. Mon désir n’est pas de le dépasser mais de rendre plus vivant ce que je peins. J’ai rassemblé ainsi les attitudes, les mouvements et les caractères dans un rythme nouveau: un hymne à la vie dans lequel même les étoffes frissonnent. Je suis aidé en cela par les échanges d’idées entre l’Orient et l’Occident, colportés par les croisades. Je découvrais de nouvelles pensées juives et arabes. Le monde était en mouvement, moi aussi.
J’ai supprimé toutes les attitudes hiératiques héritées du siècle précédent. J’ai même changé les liants de la peinture pour obtenir des couleurs plus vives à l’aide du suc clarifié de jeunes bourgeons. J’ai aussi mis au point une technique simulant la troisième dimension à partir du modelé et du cerné.

Ma vie n’était que travail continuel face à un mur. Ma première série de fresques se trouve à l’église de Saint François et dépeint précisément la vie du religieux. Très vite les commandes ont afflué. Je me suis permis le luxe de remettre le dessin d’un cercle parfait, tracé à main nue à un émissaire du chef de l’église de Rome, le cardinal Stefaneschi. Ce dernier recherchait un artiste pour son retable. Après avoir été choisi par son éminence, je l’ai représenté à genoux tenant le retable dans le lequel il est peint tenant le retable! Amusant n’est ce pas? N’est-il pas encore plus amusant d’avoir obtenu les titres et les distinctions les plus prestigieuses, moi l’ancien petit berger?
Mais ma plus belle fierté vient de mon ami le poète Dante. Pour moi il a inventé le mot ARTISTE qui n’existait pas. «Artigiano» signifit artisan, il a changé ce mot en «Artista» pour moi! 

Et cela ce n’est pas une légende.

Tommaso Masaccio

Santa Maria Novella Florence. 

Que m’arrive-t-il cet après midi? Je me sens soudainement las. Je n’ai que vingt six ans et je pourrais mieux supporter mes aller et retour entre mes différents chantiers. Masolino da Panicale de vingt ans mon aîné semble supporter ce rythme avec plus de facilité. Béni soit le jour où je l’ai rencontré. J’étais très jeune. Lui était déjà un peintre fresquiste confirmé et admiré quand il m’a demandé de l’aider. Jamais maître n’a été aussi confiant! Près de lui ma créativité s’envole. Il le sent et profite à son tour de mes découvertes. Plus tard, les observateurs auront du mal à identifier nos œuvres communes. Sainte Anne et la Vierge est un exemple magnifique de notre collaboration: le maître a peint Sainte Anne et moi, jeune peintre j’ai peint la vierge. Je me suis appliqué comme jamais, en accentuant le modelé, et en prenant référence aux sculptures. Je n’oublie pas la leçon des maîtres antiques: comment faire tourner une forme avec les trois tons, clair, foncé, moyen!

En attendant, il faut que je me concentre sur cette fresque de la Trinité. Je ne dois pas décevoir la famille Lenzo qui me l’a commandée pour l’église Santa Maria-Novella. Par prudence j’ai fait appel à mon ami Filippo Brunelleschi. Nous avons créé une profondeur illusoire, déformée par la vue d’un chrétien au sol, à quatre mètres de la fresque. Filippo a montré ses talents en concevant  le dôme de Santa Maria del Fiore d’un diamètre de quarante six mètres. Ainsi, ma voûte à caisson semble pénétrer dans le mur.
J’avais déjà été confronté à cette notion inconnue d’espace en travaillant sur des annonciations. Il m’a fallu résoudre la distance entre Marie et Dieu. Dieu m’y a aidé en attirant vers lui toutes les lignes du tableau. Alors, par une espèce de magie, on peut voir les distances entre chaque personnage.

Demain, je devrai terminer cette fresque au vingt cinquième jour! La première peinture qui applique les règles de la perspective géométrique, créant ainsi un effet de volume et de trompe l’œil.

Je suis un peu pressé car la chapelle Brancacci n’est pas terminée, malgré l’énorme travail déjà effectué. Masolino m’a laissé peindre des scènes entières telle que Le Paiement du tribut. Cela  m’a permis de décrire des expressions propres à chaque disciple écoutant les paroles du Christ. Remarquez l’expression de Pierre à qui Jésus demande de chercher le tribut qui permettra d’entrer dans la cité de Capharnaüm, dans la gueule d’un poisson.

J’ai aussi commencé un polyptyque de dix neuf panneaux dans la chapelle des Carmes à Pise et je suis particulièrement content de mon panneau central La crucifixion. Je me suis amusé à déformer la tête du Christ: seul, celui qui regarde le retable du bas à une vision normale. Comment se concentrer avec cette fatigue, en pensant à tous les travaux en cours? De plus, Masolino veut que je l’accompagne à Rome pour prendre une autre commande. J’ai une mauvaise impression.

Masaccio mourra à Rome de façon inconnue. Michel-Ange a dit de lui «Il est le plus grand peintre de notre passé.»

Jérôme Bosch 

Douce Aleyt, les oreilles me sifflent lorsque je m’imagine entendre la cacophonie des commentaires que mes toiles susciteront. Dans les années à venir, les hommes mélangeront mon travail et celui des copieurs, mon travail personnel et celui de mon atelier. Les sots! Moi qui possède un coup de pinceau si vif, si léger, moi qui utilise des effets de transparence, d’éloignement bleuté comme personne! Ces sots retrouveront peut-être les écrits que le temps, les guerres, le feu n’ont pas effacé ou brûlé. Ils découvriront que la famille Aken travaillait chez mon père et faisait partie de la confrérie de Notre-Dame. D’ailleurs, pour me distinguer j’ai signé très vite d’une partie du nom de ma ville: Bosch, pour m’affirmer comme maître. Ma douce, vous m’avez donné un statut élevé par notre mariage en 1478 et je vous en suis reconnaissant. Sans doute suis-je parvenu au rang de frère par notre union et cela explique mes premières commandes venues de la confrérie. Je suis devenu l’un des plus importants contribuables de la ville. M’en plaindrai-je? J’ai dû monter un atelier de compagnons et leur enseigner mon art. En effet, au vu du nombre croissant des commandes, il m’était difficile de tout faire moi-même. C’est pour cette raison, sans doute, que mon oreille siffle aujourd’hui. On cherchera mon intervention là où plusieurs de mes compagnons ont souvent travaillé  ensemble. Seule l’interprétation des commandes est personnelle, d’où mes nombreux dessins. Mes visions ont été influencées  par les monstres accrochés aux façades de l’église Saint Jean en construction. J’ai aussi été inspiré par les poèmes moralistes de Sébastien Brant La nef des fous.

«Mieux vaut rester laïque que de mal se conduire en étant dans les ordres»

J’ai d’ailleurs répondu à ces vers par un tableau du même nom . Mais il m’a fallu réaliser quelques travaux moins importants avant de vous connaître douce Aleyt: vitraux, broderie, ornementations diverses..
Les grands de ce monde aiment les énigmes. Ils n’ont cessé de me commander des tableaux qui aiguisent leur curiosité et leur penchant pour l’enfer et le paradis. Ils n’ont pas eu à se plaindre. Philippe le Beau, roi de Castille me commande un retable représentant le jugement dernier, le ciel et l’enfer, puis le triptyque de Saint Antoine. Henri III, Charles Quint, Guillaume d’Orange, sans oublier notre confrérie, voilà quelques bons amateurs de mon art.
Quant à la signification de mon travail, je la laisse deviner à ses seigneuries, friandes d’énigmes. J’ai glissé moultes anecdotes ou références bibliques pour les satisfaire. Mais Grand Dieu, je ne suis point un hérétique! Tout au contraire, je dénonce, plus que je n’approuve. Cependant, des sectes telle que «Les frères et sœurs au libre esprit» attirent des milliers de personnes. Te rends-tu compte, ma mie, à quoi ressemblerait l’humanité sans péché originel? Ce serait Le jardin des délices comme je le montre sur ma toile. C’est un grand danger de se prendre pour le Seigneur! Et je pense que ces sectes ont mal interprété le chapitre III verset 17 au second épître aux corinthiens:
«Or, le Seigneur est l’Esprit, et là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté». 

Notre siècle traverse une crise morale et religieuse dont je me suis fait l’écho, sans plus. Je peux te le jurer, Aleyt, avant que la main de Dieu ne s’abatte sur moi.

Léonard de Vinci 

Le vieillard que je vois de l’autre côté du miroir a soixante sept ans, en l’an de grâce 1459. Est-ce moi ou l’idée que je me fais de moi? Le miroir retransmet-il toutes les informations visuelles ou n’est-ce qu’une partie de la vérité? Pourquoi ma tête est-elle emplie de questions auxquelles je n’aurai plus le temps de répondre? Moi, qui ai passé toute ma vie à tenter de comprendre?
Moi, l’enfant illégitime à qui l’enseignement du latin a été refusé, sésame incontournable à la connaissance. C’est seulement à quarante sept ans que j’ai appris le latin. J’ai dû apprendre par moi-même en consignant toutes mes observations sur des codex. J’ai d’ailleurs toujours conservé l’un de ces carnets dans ma poche. J’aurais aimé publier une encyclopédie des connaissances humaines. Hélas! 16000 pages à classer, à mon âge, est presque impossible malgré l’aide de Cechino*. J’espère bien qu’il terminera ce travail après ma mort car je lui lègue tous mes manuscrits.

A présent, je suis adulé, vénéré par ce bon roi François 1er.
C’est le seul à me nommer premier peintre de ma longue carrière et à m’octroyer une pension annuelle de mille écus soleil. Il m’a offert aussi le manoir du Cloux. Le roi a fait réaliser un tunnel entre ce manoir et sa résidence à Amboise, si bien qu’il pouvait venir en toute discrétion, à tout moment. 

De cette nomination, le roi n’attend rien de moi de précis. Je suis libre de travailler à ma guise sans contrainte. Je donne donc libre cours à mes travaux d’ingénieur et d’architecte. C’est pour moi une façon de briller. J’ai toujours jalousé l’architecte
Filippo Brunelleschi qui avait conçu le dôme de la cathédrale Santa
Maria del Fiore de presque quarante six mètres de diamètre! J’avais alors quinze ans et j’étais élève du maître Verochio qui avait eu pour tâche de hisser un globe de deux tonnes au sommet de ce dôme.

J’ai souvent été employé en qualité d’ingénieur-architecte par mes différents mécènes. De ce fait, j’ai laissé bien peu de peintures,  toujours auréolées d’une infinie douceur et d’une technicité jamais atteinte. Regardez de plus près ma Joconde, mes vierges à l’enfant ou ma dernière toile Le Saint Jean-Baptiste. Ne sentez vous pas le souffle de la vie? Ne sentez-vous pas l’amorce d’un mouvement sur les lèvres qui finira en sourire? Ou peut-être pas! Il y a ce que l’on voit et ce que l’on sent. Je peux voir par exemple un paysage dans les accidents d’un mur vieilli. 

J’aimerais mettre de l’ordre dans toutes mes notes, mais la tâche est au-dessus de mes forces qui m’abandonnent. De plus la paralysie me gagne. Rien n’est plus fugace que la vie d’un homme, le corps se transforme très vite en une montagne de plis. C’est horrible pour moi qui était d’une beauté singulière, héritage de ma paysanne de mère.
Heureusement, à l’intérieur de nous il y a l’âme bien à l’abri de notre enveloppe charnelle. Cette âme est prête à rejoindre le Seigneur très Haut. Elle n’a qu’à suivre la direction de la main de Saint Jean- Baptiste, mon ultime chef-d’œuvre.

* Francesco Melzi fut son dernier élève. Ses enfants découperont les carnets de Léonard pour les vendre aux plus offrants.